
Ce matin était arrivé sans heurts mais pas sans amis. Un vent ferme, doux et sec était là, chantant comme une rangée de bois soufflants sans produire de notes. Des oiseaux imitaient les cuivres et jouaient, de concert, un air à la fois calme et inquiétant, doux et strident. Si cette oeuvre avait eu un titre, il aurait été un oxymore.
Il pleuvait mais ne faisait pas froid. Nous étions le matin et la lumière, le ciel, étaient ceux de dix-huit heures. Tous se réveillaient mais avaient l’énergie molle d’un fin de journée, à cet instant où tout peut basculer. Les corps aspirent à une sieste écrasante, ils se sentent aspirés par le sol, collés à leurs chaises, ressentant la gravité de façon plus intense. Alors tout bascule.
Lassés d’avoir attendu un repos qui ne viendra pas, toute fatigue s’efface. Les bâillements cessent et les paupières font mentir la pomme de newton. Tous se réveillaient, avec l’énergie folle d’une fin de journée, à cet instant, car tout a basculé. Chacun dans son coin s’affaire et tous ensemble il se passe quelque chose.
Le temps à beau passer il est toujours dix-huit heures trente.
La seule chose qui ait changé est que plus personne n’hésite entre le thé et la bière; Tous ou presque sirotent du calva. Et tous, ou presque, se sentent galvanisés par lui.
Tout devient transparent. Non, translucide. Tout n’est plus qu’atomes et molécules. Il en est qui sont des balles rebondissantes, s’amusant de toutes les parois, sur toutes les surfaces, explorant tous les plans. Et d’autres sont des bulles de savon virevoltant dans toutes les directions, animées par le hasard. Aucunes de ces balles ne s’entrechoquent, ni ne font éclater la moindre bulle. Tout n’est que fluidité et agilité, un peu comme si des singes et des chats décidaient de jouer ensemble à des jeux différents. A eux tous, ils sont de bien drôles de zèbres.
Cette journée, qui n’en finit pas d’être bloquée à la même heure, ne semble pas avoir d’emprise sur eux , ni les contrarier. Ils font ce qu’ils ont à faire, sont ce qu’ils ont à être, en se moquant pas mal du reste. Et, qui de rebondir, qui de virevolter, sans entraves et sans cesse, dans une cacophonie autant assourdissantes que délicieuse. Au fur et à mesure, de façon très subtile, presque imperceptible au départ, voilà que l’arythmie laisse place au synchronisme. C’est à croire que, qu’on le veuille ou non, et si marginal et libre que l’on se voudrait, l’alignement est toujours au bout du chemin. Bientôt, l’on voit planer sur cette aire de jeu, l’ombre d’un personnage bien singulier. C’est un pianiste qui possède quarante-quatre doigts à chacune de ses mains. Tantôt il égrène les notes une à une, les liant, les détachant, à l’envie; Tantôt plaque de petits accords plus ou moins orthodoxes. Vu le grand nombre de doigts dont il bénéficie, on peut dire que ça tricote pas mal et qu’il se passe des choses assez folles. Les accords se font de plus en plus fréquents, de plus en plus présents. Les rebonds se rapprochent les uns des autres et les bulles oscillent avec des phases de plus en plus similaires.
Tout à coup, PAN !
C’est le coup de feu.
Les quatre-vingt-huit doigts de cet énergumène s’abattent avec force, toutes en même temps, sur le clavier: Blam !
S’en suit un grand tremblement puis un fabuleux silence. Quelle merveille que de passer de zéro à cent puis de cent à zéro en un temps aussi bref ! La plénitude et le néant. Aussitôt, surpris autant que ravi par cette trouvaille, le voilà qui cesse tout engrènement. Il creuse un peu plus ce nouveau sillon, il insiste. Il plaque à nouveau, de ses mains pleines de doigts, le clavier, et encore, encore, encore: aliquoties repetita. Il joue avec le temps, avec le tempo, se joue de la tenue de l’accord, de la durée du silence. Et puis, comme piqué de frénésie, il accélère et plaque de plus en plus vite et de façon de plus en plus rapprochée. Cet amas de son est beau car il fini par ne former qu’une note et c’est le piano dans son entier qu’elle représente. Il s’exprime enfin complètement et nous montre qui il est, quand, d’habitude, nous n’en voyons et n’en comprenons que des bribes.
Blam Blam Blam Blam Blam Blam Blam Blam Blam…
Ça monte. Les résonances s’additionnent, ça s’épaissit. Enfin, après un demi soupir, il plaque une dernière fois les quatre-vingt-huit touches du piano, laissant ses doigts bien enfoncés dessus jusqu’a ce que les notes meurent d’elles mêmes, non pas d’épuisement mais de mort naturelle. Passer de cent à zéro avec la plus grande lenteur possible, et voir les balles rebondir de moins en moins haut jusqu’à en en être immobiles; Et contempler les bulles, oscillants comme des plumes, venir se coucher auprès d’elles, toutes au repos, prêtes pour un nouveau jeu.
De la plénitude au néant et du néant à la plénitude.
erwan tout court.