Tant qu’il y aura des fleurs

Après avoir passé un peu moins de trois mois à chercher sans succès, déçue de tout puis devenue lasse, elle commença à imaginer les choses autrement. Elle remit tout en perspective. Après tout, l’automne avait beau faire tomber les feuilles et dénuder les arbres, ne faisait-il pas aussi apparaître les champignons ? Et puis, récemment, elle avait appris qu’à l’automne, les feuilles, justement, ne changeaient pas de couleur. Elle en fut toute ébahie. L’automne, cette saison souvent mal aimée, sous-estimée, redoutée, lui dévoila alors toute sa magie, toute sa poésie.
Elle avait découvert que les feuilles des arbres possédaient en elles toutes les couleurs que l’on voit par ces temps de pluie, de brouillard et ce en permanence. Seulement, la lumière intense qu’apportaient avec eux le printemps et l’été créait tellement de chlorophylle en elles que le vert qui en résultait recouvrait tout. Satané photosynthèse !
Ainsi elle comprit qu’à l’automne les feuilles perdaient leur vert et qu’enfin toutes leurs autres facettes nous étaient révélées. Quel farceur le soleil, petit coquin qui prend toute la place, de sa puissance jupitérienne.
Forte de ce souvenir, elle remit donc tout en perspective et se mit à imaginer quelles seraient ses possibilités sans tout ce vert.

Cela faisait presque trois mois qu’elle cherchait son nid douillet, un bel endroit, un lieu doux où se poser, infuser, s’amuser et bourgeonner gaiement. Elle avait traîné ses guêtres de visite en visite, de loin en loin, dans des appartements humides, insalubres, sans charme. Trop sombres, trop petits, trop vétustes, trop chers, ou bien trop impersonnels, trop fades, trop modernes; Des lieux sans âme, sans magie, presque sans vie.
Alors elle repensa à l’automne et aux feuilles des arbres qui tombent au sol comme pour mieux nous permettre d’observer ce qu’elles contiennent d’autre. Elle s’approcha, se baissa, s’assit en tailleur et observa ce que le monde avait à lui offrir de plus. Elle ferma les yeux et se souvint que Bill Evans avait fait un disque intitulé « You Must Believe In Spring »*. Aussitôt elle fut convaincue que s’il avait vécu plus longtemps il n’aurait pas manqué d’en faire un autre qui se serait appelé « You Should Believe In Automn »** ou encore « Give Automn A Chance »***. Cela la fit sourire puis elle pensa au paon du disque d’Evans. Que ferait-il pendant l’automne ?


Elle demeura avec cette pensée, en tailleur, au milieu des feuilles d’automne et laissa son esprit divaguer. Elle ne sait pas combien de temps passa mais à un moment il y eut un déclic. Une idée toute simple qui lui apparut tout à coup comme une belle promesse, un superbe champs des possibles; Et c’était le cas de le dire puisque c’est l’opportunité de la campagne qui lui était apparue. Elle, la citadine endurcie, qui n’avait connu que la foule, le bitume et l’effervescence, n’avait même pas envisagé qu’il puisse en être autrement et s’était, par habitude, imaginée dans ce cadre urbain qui était le sien. Mais au fond, et plus elle y pensait, plus cette pensée prenait du poids, elle pouvait très certainement se dévoiler à elle-même dans cette autre réalité. Et puis, se disait-elle, si elle se débrouillait bien rien ne l’empêcherait de facilement retrouver la foule, le bitume et l’effervescence aussi souvent qu’elle le souhaiterait. Elle avait une voiture et certaines campagnes ne sont qu’à une poignée de minutes du centre-ville. Elle pourrait donc obtenir le meilleur des deux mondes.
Elle inspira longuement puis expira lentement, ouvrit les yeux puis se leva avec conviction, pleine d’entrain.
Enfin, tout s’accéléra, tout prit forme avec une facilité déconcertante.

En à peine trois visites elle avait trouvé maison à son être. Une maison en pleine campagne, ni trop grande ni trop petite, un jardin arboré à taille humaine, un de ceux dans lequel elle pourrait se prélasser et qu’elle pourrait entretenir sans réelles contraintes. Une grande partie de ce jardin était d’ailleurs de la terre fraîchement retournée. Nous étions début décembre, c’était parfait. Elle aurait le temps de s’installer, modeler l’espace, prendre ses marques autant que ses aises puis, au printemps, elle planterait de l’herbe grasse. Elle se mit ainsi à l’œuvre pleine d’entrain, le coeur plein d’émoi et la tète emplie de rêves. Elle fit un grand ménage, ouvrit les cartons, disposa des meubles puis des objets, tantôt dedans, tantôt dessus, elle décida patiemment mais sûrement du sort de chaque pièce. Une fois l’essentiel fait, elle s’en alla au marché, acheta de quoi faire un repas digne de ce nom, dégota une bonne bouteille de vin et rentra chez elle afin de profiter de ce nouveau départ, fêter cela avec elle-même avant que de le faire avec ses amies et penser à la suite.
L’Hiver passa ainsi paisiblement dans l’alternance des fêtes et des concerts en ville et du repos et des errements champêtres. Elle attendait patiemment, profitant de chaque instant, que le printemps arrive pour faire connaissance avec le dehors.

À la fin février, lors des vacances d’hiver, elle partit une semaine pour des vacances en famille.
À son retour et à sa grande stupéfaction elle découvrit que l’entièreté de son jardin avait été recouvert de cailloux. Pas un seul centimètre carré de terrain ou de verdure n’était visible. Pas un brin d’herbe, pas une brindille. C’étaient des cailloux assez grossiers, des éclats de pierre bruts, non polis, si tranchants qu’on aurait même pas pu se promener pied nus à leurs contact. Déjà sur des graviers arrondis ce n’est pas évident mais là cela aurait tout eu de la prouesse du fakir, c’était l’assurance de se blesser.
Blessée, elle l’était déjà, au fond de son coeur; Meurtrie par tant de vulgarité et d’inconséquence. Blessée qu’elle n’ait pas été avertie, qu’on ne lui ait pas demandé son avis et qu’elle se retrouve devant le fait accompli, empêchée, contrainte, presque abusée.
Elle ouvrit sa maison quelque peu abattue, vida le coffre de sa voiture puis déposa ses affaires chez elle avec le même entrain que si elle accomplissait une corvée. Au fond d’elle-même grandissait une colère sourde et elle se sentait entravée. Ce soir là, elle n’eut ni l’envie, ni la force de défaire ses bagages. Elle laissa tout en tas au beau milieu du salon, s’assit dans son canapé, alluma la chaine Hi-Fi puis pris le temps de choisir un disque pour l’accompagner. Le disque défila de plage en plage tandis que défilaient dans sa tête ses pensées comme ses émotions. Elle se sentait fatiguée. Quand le silence se fit de nouveau entendre, elle se leva, éteignit la chaine Hi-Fi puis la lumière, fit un passage par la salle de bain puis se coucha dans son grand lit moelleux, sous sa couette qui était comme une peau d’hiver.
Demain elle appellerait son propriétaire.
Dehors la nuit était claire, des hiboux conversaient discrètement, elle s’endormit.

Le lendemain, elle ouvrît les yeux d’un réveil naturel. Elle n’avait pas mis de réveil et avait laissé son corps et son esprit se réveiller quand ils seraient prêts.
À présent qu’ils l’étaient, elle se leva et se prépara de quoi déjeuner. Elle prépara du café et tandis qu’il coulait, sortit du pain du congélateur, le coupa et le mit à griller sur la plaque du four. Elle prépara également quelques fruits qu’elle avait rapporté de son voyage. Elle prit tout son temps, savoura chaque gorgée, dégusta chaque bouchée; Elle n’avait jamais pu faire les choses de façon machinale. Elle finit par se resservir du café, se saisit de son téléphone et composa le numéro de son propriétaire. Une chose est sûre, il ne comprit, ni la raison de son appel, ni celles de sa déception. Il lui avait simplement expliqué qu’il avait fait cela car ce serait plus pratique pour elle: plus de grandes flaques les jours de fortes pluies et pas d’entretien fastidieux à faire. Pour lui, c’était presque comme s’il lui avait rendu service, comme s’il lui avait fait une fleur. Il avait cette naïveté fausse des imbéciles, de ceux qui ne cherchent pas à comprendre autre chose que ce qu’ils imaginent, de ceux qui sont certains que ce qu’ils font est juste et qui prétendent, sans en avoir conscience, connaitre le chemin qui sera bon pour toi. Car il s’agissait de cela en fin de compte, il avait pensé à sa place.
Elle l’avait écoutée mais n’avait finalement presque rien rétorqué.
Plus tard elle se rendit compte qu’elle avait, sans doute, seulement voulu prendre la température, découvrir son positionnement. Au fond d’elle, elle avait bien senti qu’il ne comprendrait jamais et qu’obtenir une quelconque réparation serait un chemin stérile autant que douloureux.
Elle en prendrait un autre.
Une fois la conversation terminée, elle passa naturellement en revue ce qu’elle pensait et ne lui avait pas dit, comme pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes. D’abord, ce qu’il avait fait était illégal. Bien que propriétaire, il n’avait pas le droit de venir chez elle, même dans le jardin, sans son accord, sans qu’elle soit au courant. Et, il avait encore moins le droit de modifier quoi que ce soit à sa guise. C’est elle qui avait l’usufruit de ce bien le temps du bail, point. À ce compte là il pourrait tout aussi bien choisir ce qu’elle devrait mettre sur les murs ou à quoi devait ressembler sa chambre.
Elle stoppa aussitôt de creuser ce sillon de légalité car c’était bien trop terre à terre, bien trop administratif et car, au fond, ce n’était pas cela qui lui faisait le plus de peine. Elle était aussi tout à fait consciente que parfois la légalité a ses limites et qu’il faut savoir les dépasser. Ce qui lui avait fait de la peine, c’était l’empêchement; C’était la privation de liberté; C’était que la commodité s’était imposée à l’envie, au rêve; C’était que la raison s’était imposée à l’audace. Elle reposa son téléphone sur la table puis partit laver cet affront dans un bon bain chaud.

L’hiver passa, elle ne fit pas attention à son champs de silex. Elle ne regarda plus par terre. Elle ne regardait que les arbres et le ciel. Elle avait même réussi à ne plus entendre le bruit pourtant assourdissant que faisait sa voiture en s’enfonçant dans ce lit de pierre ou celui que faisait chacun de ses pas quand elle allait et venait de la maison à la boite aux lettres. Pour l’instant aller au dehors de chez elle ne signifiait plus que cela. Dans son malheur elle eut au moins la chance que ce fut l’hiver.
Quelques paires de semaines plus tard, les feuilles dites mortes s’étaient décomposées, des bourgeons apparaissaient aux branches des arbres et la lumière honorait de sa présence le monde chaque jour un peu plus longtemps. Dans son champs de silex, la nature avait repris ses droits. Quelques mauvaises herbes avaient commencé à se frayer un chemin parmi les éclats de pierre. Et le temps du redoux et de la renaissance ne fit qu’aggraver ce phénomène. Elle ne comptait rien faire. Elle ne pouvait rien faire. Ce chantier était à présent devenu impraticable.

Un beau matin, elle reçut un coup de téléphone. Le numéro qui s’afficha désignait une ligne fixe. Elle ne le reconnaissait pas. Elle décrocha. Au bout du fil, elle rencontra un employé de l’office notarial qui avait en gestion son contrat locatif. Il lui annonça que son propriétaire s’était plaint que le jardin n’était pas entretenu et il la sommait d’y remédier et de remplir ses obligations locatives. Elle était abasourdie. Elle allait s’en expliquer mais y renonça. On ne discute pas avec ces oiseaux là. Notaires, clercs de notaires, huissiers de justice ne comprennent pas le bon sens. Ils prennent acte, ils attestent et certifient, ils notifient et ils appliquent. Plus raides encore que la justice. Elle accusa alors réception du message et raccrocha. Elle appela aussitôt son propriétaire, elle ne savait pas encore que ce serait la dernière fois ou presque qu’elle essaierait de communiquer avec lui, qu’elle essaierait de lui faire comprendre quelque chose. Elle lui expliqua, qu’à présent que le jardin était un champs de caillou, il était devenu impossible de faire quoi que ce soit. Impossible d’y passer la tondeuse et que bien trop herculéen était le travail de tout désherber à la main. Il lui répondit, avec la même naïveté fausse que lors de leur première conversation, qu’il n’y avait qu’à traiter le tout avec du désherbant : « Bah, il faut mettre du Round-up madame ! » (sic). Et bien voyons, deux cents mètres carrés de jardin traité par la mort de toute vie pour au final se retrouver avec un champs de pierre, inerte mais étincelant, immuable, éternel. Et dire qu’il était fils de paysans !
Elle ne dit plus un mot, ça n’en valait pas la peine, et raccrocha.
Elle prendrait un autre chemin.

Le lendemain, elle se rendit dans le magasin de bricolage de sa commune et acheta des bâches, une paire de gants et un râteau. Les jours qui ont suivi elle les passa à ratisser les cailloux et les amasser en tas sur des carrés de bâche. Une fois qu’elle avait de quoi remplir son coffre elle s’en allait plus loin dans la campagne afin de déverser les pierres dans les fossés qu’elle trouvait. Elle y semait tous ses cailloux à la manière du petit poucet mais avec la ferme intention qu’ils ne retrouvent pas le chemin de chez elle. Une fois son coffre vidé, elle repartait chez elle et recommençait. Cela lui prit des jours et des jours mais avec une patience incommensurable et une determination sans faille elle parvint à ses fins. La terre était redevenue presque vierge et elle pu ratisser à nouveau afin d’égaliser le tout. Elle ressentit en elle un grand soulagement. Elle s’assit à terre en tailleur, ferma les yeux, inspira longuement puis expira lentement et profita de cet accomplissement. Elle repensa à Bill Evans, repensa au paon et elle sourit.
Les mois suivants, son jardin ressemblait au mont pelé mais elle pouvait y marcher pieds-nus et elle pouvait s’y installer afin d’y passer du temps.

L’année suivante l’espace commençait à ressembler à un herbage. Parfois des cailloux oubliés refaisaient surface comme recrachés par le sol. Dans ces cas là, elle enfilait ses gants, prenait son râteau, faisait un petit tas puis s’en allait trouver un fossé à qui les offrir. Et le sol s’est, au fil du temps, débarrassé de la plus grande partie de ce qu’il en restait. Il ne conserva sans doute que le strict nécessaire. Le jardin, peu à peu, prenait forme et l’herbe grasse commençait à se répandre et s’étendre , discrètement mais avec l’assurance d’un blob. Rien ne pouvait plus la distraire de son but, ni l’empêcher de quoi que ce soit. Peu importe l’obstacle, elle le contournerait. Peu importe l’imprévu, elle s’en accommoderait. L’espace commençait à ressembler à une prairie d’un coté et un sous-bois de l’autre. Ici, de l’herbe, des plantes et quelques fleurs faisaient équipe et, là, des feuilles en décomposition, du petit bois mort, de la mousse commençaient à former un amas de vie. Tout renaissait, grandissait, se densifiait. Doucement, tout se multipliait. Les oiseaux venaient en plus grand nombre et les espèces auxquelles ils appartenaient se diversifiaient. Selon les saisons, les animaux avaient commencé à venir et à s’installer. Des limaces, des escargots, des chenilles, des grillons, des fourmis, des gendarmes mais aussi toute une tribu de coccinelles. On y voyait voler, des bourdons, des papillons, des guêpes là où auparavant on ne rencontrait que des mouches et des moustiques. Une année, elle eu même la visite d’un cerf-volant, une lucarne d’une taille impressionnante. Selon un cycle presque biennal, un coucou venait lui rendre visite. Un matin de printemps, elle ouvrait la fenêtre de sa chambre en se levant et elle entendait son salut: « Coucou ! ». Elle lui répondait : « Coucou ! » puis partait déjeuner.

Dans la partie du jardin qui avait pris la forme d’une prairie, les fleurs avaient fait leur grand retour, espèce après espèce. Les roses trémières, robustes, téméraires, avaient ouvert le bal. Puis étaient venues les marguerites et les pâquerettes. Pendant un temps, il n’y eu qu’elles, et, une année était apparue une fleur violacée avec des pétales aux bords arrondis: la campanule raiponce. Et, depuis, chaque année, une nouvelle espèce de fleur des champs faisait son entrée en début de saison. C’était un peu comme le bal des débutantes, l’archaïsme et le patriarcat en moins.
Les chênes grandissaient, leurs branches s’étoffaient et se déplaçaient au dessus du sous-bois comme une cape protectrice, comme des bras bienveillants s’ouvrant en grand pour y accueillir quelqu’un afin de le réconforter et de l’envelopper de son amour. Un noyer était même apparue du néant. Il avait pris place à coté du bouleau et commençait à avoir fière allure. Cet espace de verdure et de vie au pied de sa maison n’était que féerie. Un écrin magnifique et précieux où y prendre des pauses, où se prélasser, où faire des siestes, réfléchir, où jouer de la musique ou ne rien faire d’autre qu’observer, attendre et écouter et puis l’air de rien y digérer le vécu, y trier les pensées, y diffuser ses émotions. Ce drôle de jardin était une source.

Au fil des ans, elle s’était équipé de quelques outils afin de l’entretenir. Cependant, elle le faisait le moins possible, que lorsque c’était nécessaire. Ce qu’elle voulait ce n’était pas un jardin d’agrément mais une prairie libre et un sous-bois vivant se dessinant tout seul. Loin d’elle étaient les concepts de jardin à la française et des gazons anglais. Loin d’elle les haies rectangulaires et les taille-bordures. Elle ne sortait sa tondeuse et ses outils qu’à certains moments clés. Et quand il s’agissait de tondre et de raccourcir, c’était toujours le moins possible pour ne rien gâcher, ne rien abîmer, seulement pour rafraîchir, seulement pour aérer. Sa tondeuse était toujours dans la position de coupe la plus haute et parfois elle la passait en levant les roues avant mais ce n’était pas par amour pour les sports mécaniques. Elle savait qu’en dessous de quelques centimètres d’herbe, il n’y avait plus de vie. Une pelouse rase n’était plus qu’une pelouse.
Aussi, pour l’entretien de sa mini prairie et de son mini bois, elle avait une règle d’or. Une seule. À partir de laquelle toutes les autres actions s’organisaient. Comme la prairie était un mélange d’herbes plus ou moins hautes, de plantes et de fleurs, on ne pouvait raccourcir les unes sans faire disparaître les autres. Elle attendait alors que la dernière fleur se soit fanée, que la dernière plante se soit flétrie avant d’agir. Elle attendait le dernier moment avant de rafraîchir et de dégarnir un peu. Puis elle le refaisait peu de temps avant que tout ne resurgisse. Tant qu’il y avait des fleurs, elle ne coupait rien, elle veillait à ne rien contenir, ne rien maitriser.

Un après-midi son téléphone sonna. Elle prit l’appareil dans ses main et découvrit le nom de l’office notarial qui gérait sa maison affiché sur l’écran. Surprise, elle décrocha. Tout de suite elle reconnut la voix de la personne qui l’avait appelé la fois précédente. Elle en reconnut aussi le ton circonstancié, usé et décharné par l’habitude. Elle apprit que son propriétaire s’était plaint que le jardin ne fusse pas entretenu. Les termes « à l’abandon » et « sale » avaient été employés. Elle laissa passer un long silence puis, ne cherchant pas à expliquer quoi que ce soit, encore moins à se justifier, elle répondit à son interlocuteur d’une façon des plus notariale: « je vais faire le nécessaire. Au revoir monsieur. »
À peine avait-elle raccroché qu’elle chercha le numéro de son propriétaire dans son téléphone et l’appela; Elle ne savait pas encore que ce serait la dernière fois. Cette fois-ci, elle ne lui laissa pas trop le temps de parler. Elle ne lui posa aucune question. Elle lui expliqua qu’elle aimait son jardin ainsi et qu’elle s’appliquait à ce qu’il ressemble à cela. Elle lui expliqua encore qu’elle était pour la vie et non pour les vitrines et les maisons témoins. Elle conclut en disant qu’il n’avait pas son mot à dire, ni à lui dire comment elle devait vivre sa vie. Avant de raccrocher, elle lui fit savoir qu’elle savait très bien qu’il était en tort chaque fois qu’il venait sans prévenir, et le plus souvent au petit matin, tailler la haie ou tronçonner du petit bois pour sa cheminée et, qu’elle n’était pas dupe mais qu’elle s’était bien gardé d’en référer à une autorité compétente.
Dans la vie, il y a ceux qui sont en terrain conquis, qui sont en guerre et il y a ceux qui pensent que mourir pour des idées ne vaut le coup que de mort lente.
Sans lui avoir laissé le temps de dire un mot, elle raccrocha.

Le reste de ce qu’elle pensait, ce qu’elle ressentait, ce qui l’animait, il ne le comprendrait jamais. Il était sans doute aveugle aux autres réalités, aux autres formes de confort et de beauté. Il ne pourra jamais ressentir et apprécier le fait que tant qu’il y aura des fleurs, il y aura des oiseaux, des escargots, des coccinelles et que les chats du voisinage viendront y jouer, y faire la sieste et y chasser des mulots ou des insectes en bondissant parmi les herbes hautes. Il ne voyait qu’envahissement, saleté et bois á bruler.
Alors elle était certaine qu’il était inutile d’essayer de lui faire apprécier le fait que tant qu’il y aura des fleurs, elle les laissera vivre.

Une fois la nuit tombée, elle prépara du thé. En repensant à ce qu’il venait d’arriver, elle repensa à son arrivée à elle. Elle se revit, assise en tailleur parmi les feuilles couchées de l’automne. Elle repensa à Bill Evans. Elle se leva, alla chercher le disque d’Evans, le plaça dans le lecteur et le fit entendre dans le salon. Elle se rassit, prit sa tasse de thé puis elle ferma les yeux.
Elle vit ses aventures en ces murs défiler. Les saisons, les pierres, les fêtes, les créations, la quiétude, l’amour et les repos. Elle était satisfaite, emplie de joie. Au fond d’elle-même, elle sentait que ce cycle venait de s’achever. Le jardin était luxuriant de vie, il y pullulait les espèces. Les chênes étaient devenus adultes, majestueux. Un noyer y était né et donnait à présent les meilleurs fruits que lui permettait sa sève adolescente.
Tous ces êtres, devenus autonomes, n’avaient plus besoin d’elle et elle, ici, n’avait plus rien à faire, n’avait plus rien à y vivre. Alors, bientôt, elle partirait pour d’autres murs, pour d’autres fleurs, pour d’autres chats. Bientôt elle partirait enlever d’autres cailloux, déplacer d’autres pierres.

erwantoutcourt.

(11-14 octobre 2024)
(1er jet)

*Tu dois croire au printemps
**Tu devrais croire en l’automne
***Laisse sa chance à l’automne

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