Le Petit Percussionniste

Ce matin là, il s’était réveillé profondément apaisé, serein. Il n’avait programmé aucun réveil, pourtant ses yeux s’étaient ouverts, lentement mais sans efforts ni aucun tiraillement ni sensation de froissement, à une heure plutôt naturelle si l’on se base sur la course du soleil.

Ce dernier était déjà bien haut, et bien visible sur ce ciel parfaitement dégagé, mais il était encore doux et tendre, accompagné de son amie la  brise qui soufflait sa fraicheur de jeunesse par tous les entrebâillements de fenêtres que la maison lui offrait. Ces courants d’air parvinrent gentiment jusqu’à sa chambre puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, l’enveloppèrent et le tirèrent du lit sans que son corps ne fisse le moindre faux mouvement. Par une chorégraphie fluide d’une extreme souplesse, voilà qu’il se trouvait debout, nu, respirant. Il resta là un instant, immobile, et s’amusa à faire bouger le moindre de ses os, la moindre de ses articulations, et contracter le moindre de ses muscles, dans l’ordre, en partant des orteils, puis la plante des pieds, les chevilles, les mollets, faisant le tour de son corps jusqu’au sommet de son crâne. Ce fût comme s’il avait démarré une machine, pièce après pièce.

Il était, à present, en pleine conscience de tout ce qui le constituait. Il fît un pas jusqu’au fauteuil qui se trouvait près de la porte d’entrée, ramassa le short et le t-shirt qui se trouvaient dessus, les enfila sans se presser et, avec la même aisance qui le guidait depuis le réveil, il sortît de la chambre.

A mesure qu’il approchait de la cuisine, il distingua une musique qui provenait du dehors, probablement de chez un voisin. Cette musique lui plût. Il n’en connaissait pas l’interprète et n’avait, d’ailleurs, pas vraiment l’air de chercher à le découvrir. Ça lui plaisait et cela suffît pour qu’il décide de ne pas en mettre lui même. Il alla à la fenêtre qui donnait sur le jardin de devant, qui lui donnait sur la rue et l’ouvrît complètement. Ce matin, son transistor comme sa chaine Hi-Fi resteraient muets. Cette musique indistincte et lointaine convenait parfaitement. Il se mît alors à preparer de quoi rompre le jeûne de la nuit.

Il commença par préparer du café et, le temps qu’il coule, prépara le reste. Il mît une poêle sur la gazinière, ayant saisi la boite d’allumettes qui se trouvait à coté, en craqua une puis alluma le feu. Enfin, il sortît du réfrigérateur des oeufs, du beurre, des légumes ainsi que des fruits frais. A présent, au bruit caractéristique du café qui passe, s’ajoutait celui du crépitement que font les oeufs dans l’huile chaude quand on les prépare « au plat ». Et, pendant que cette partition se jouait, tel un arrangement qu’il aurait écrit au thème qui se jouait au dehors, il commença à découper et à préparer ainsi divers assemblages de fruits et de légumes crus. Certains seraient arrosés d’un jus d’orange ou de citron, d’autres d’un filet d’huile d’olive, saupoudrés de sucre roux, de sel, de poivre, de plantes aromatiques.

Tout comme cette cérémonie du réveil à laquelle il avait donné vie malgré lui, la préparation de son repas était particulière, remarquable. On aurait dit un ballet. Chaque geste était juste, doux et parfaitement exécuté. On ne pouvait voir aucune hésitation, ni remarquer la moindre anicroche. Il était d’un calme absolu, démontrant une parfaite assurance et cependant tout à fait naturel. Le spectacle qui se jouait ici était semblable en tous points à ceux que nous offre la description des scènes quotidiennes, apparemment banales, dans les romans Japonais comme ceux de Yoko Ogawa: L’art de faire des petites choses un poème, une féerie. Ces petits rien qui ne semblent pas grand chose mais qui font tout. L’art de dire un grand nombre de phrases en très peu de mots et de façon ravissante.

Il continua ainsi, bercé par cette musique voisine, à laquelle s’était greffé crescendo le brouhaha de la ville s’éveillant, à remplir les bols et les ramequins, à garnir la corbeille à pain, dresser la table. Tout était en place, et de sa tasse de café comme de l’assiette qui contenait les oeufs, émanaient des vapeurs par petits filets matérialisants, bien sûr, la chaleur qui s’en dégageait mais aussi les parfums qu’ils délivraient sous forme de volutes dansant, tels des serpents que l’on charme, à la verticale. Il bu un grand verre d’eau fraiche puis s’assît. il se mît à manger tranquillement et  ses sens continuèrent leur éveil au gré des bouchées et des gorgées. Il écoutait la vie et ne pensait à rien, ni à ce qu’il avait fait la veille, ni à ce qu’il allait faire. Pour cet instant au moins, il se contentait d’être et c’est déjà beaucoup. Ce n’est même pas facile du tout. C’est ce qu’il se serait dit en son fort intérieur à cet instant s’il en avait eût un. Il passa ainsi la totalité de ce petit déjeuner à se fondre dans le monde, se calquer sur le temps, s’intercaler avec agilité entre chaque seconde. Une fois qu’il eût fini, il bût à nouveau un grand verre d’eau fraiche puis se leva. Il marcha jusqu’au salon, prît le paquet de cigarettes qui se trouvait là, sur une desserte et en retira une. De retour à la cuisine, il se saisît de la boite d’allumettes dont il se servait pour cuisiner et vint s’accouder au garde-corps en fer forgé qui ornementait la fenêtre donnant sur le jardin.

A sa vue s’offrait un Orme et un Hêtre qui, en plus de l’abriter de la rue, avait la bonté d’abriter un grand  nombre d’animaux dont une famille d’écureuils qu’il adorait voir crapahuter d’un arbre à l’autre. Ils le faisaient beaucoup rire. Il riait d’autant plus maintenant qu’on lui avait raconté pourquoi les écureuils passaient autant de temps à faire des provisions de noisettes. Un ami lui avait expliqué que cet animal avait la faculté d’être très bon cueilleur mais d’avoir très mauvaise mémoire, si bien qu’il oubliait sans cesse où se trouvaient ses cachettes et continuait ainsi d’en cacher pour ne pas en manquer quand l’hiver serait venu. Un court instant, il s’était demandé si cette anecdote était vraie mais l’instant d’après, il s’était dit que cela n’avait aucune espèce d’importance     . C’était, pour lui, la meilleure des explications.

Tandis qu’il fumait, par petites bouffées, il regardait ce beau duo arboré qui lui faisait face. Machinalement il cherchait des yeux les écureuils. Les unes après les autres, il allait de cachette en cachette car, contrairement à ses petites amis roux, il n’en avait oublié aucune. Cependant ils n’étaient pas près d’elles, ni sur aucune branche du reste, pas même cachés par le moindre amas de feuilles. Il se dit qu’ils devaient encore dormir, tout simplement. Alors que, sa cigarette finie, il s’apprêtait à quitter son poste d’observation en quête d’un cendrier pour recueillir ce mégot qui, à present, lui brulait les doigts, il entendît dans l’orme un bruit qu’il n’avait jamais entendu auparavant. Une série de coups secs donnés sur du bois, semblables à ceux que l’on donne quand on frappe à une porte mais en moins creux. Ils avaient dû être donnés sur le tronc, se dit-il, à en juger la hauteur et particulièrement le timbre des notes que ces coups avaient émit. A peine son mégot éteint, il revint à sa balustrade, s’y accouda de nouveau puis ferma les yeux pour se focaliser au mieux sur ce nouveau message sonore. Il y eût alors une nouvelle série. Tac tac tac tac tac, un silence, tac tac tac tac tac tac tac tac et une pause. Cela ne faisait plus aucun doute en son esprit, il avait un nouvel invité et, qui sait, peut être un nouvel ami.

Après avoir passé quelques minutes à profiter de ce nouveau chant, il fût tout à fait convaincu que ce percussioniste était un pic-vert. Il en était ravi. Il passa quelques minutes de plus à l’écouter, les yeux clos. Il n’entendait plus la musique du voisin, ni même les murmures de la ville, rien que la pièce de claves que lui jouait l’oiseau. A present, il voulait le voir. Surtout, il voulait le voir à l’oeuvre. C’est beau le son du piano quand la partition est belle et qu’elle est exécutée avec sensibilité. Et, cela revêt une forme particulière quand on peut de surcroit regarder les mains du pianiste, qui dansent, courent, sautent, se croisent et se chevauchent. Il voulait voir les mains de ce pianiste là. Il rouvrit alors les yeux et commença à balayer l’orme du regard, partant du tronc, puis passant par chaque branche, chaque brindille, chaque feuille, et ce, jusqu’à la cime. Il passait en revue cet arbre tout comme il avait passé en revue son propre corps au levé. Il fît le tour de l’arbre en quelque sorte mais ne trouva pas l’oiseau. C’est qu’il n’en avait pas vraiment fait le tour. il quitta son poste d’observation et alla au jardin se planter près de l’arbre, se planquer près de lui.

Tac tac tac, tac, tac tac…

Tac tac tac tac tac tac tac tac tac….

Il jouait le petit, sans relâche. Il jouait et restait invisible.

Cet orme n’était pas haut. Un tronc large, et sur une grande partie dépourvu de branchage. Il était nu et droit sur plus de la moitié de sa longueur puis des branches l’habillait mais très modestement, autant que nous pouvons l’être au moment de l’été. Il avait les bras et les jambes nus pour ainsi dire, ce qui offrait à nos yeux une belle part de son corps. Malgré cela, aucune trace de notre ami pic-vert. Il avait beau rester immobile, se déplacer à pas feutrés, faire le tour de l’arbre, cette fois ci au sens propre, il ne parvenait pas à voir le petit animal. Il ne faisait que l’entendre. Il finît même par se demander s’il ne jouait pas à cache-cache avec lui. Il eût alors à l’esprit une vision très nette et amusante. Le pic-vert se tenait là, tout contre le tronc d’arbre, les pattes solidement ancrées dans l’écorce, le reste de son corps à la verticale et sa tête bien droite, le bec en avant prêt à frapper. Il frappait, tapotait, picorait, puis sentant l’homme se rapprocher, il s’arrêtait tout net et translatait habilement le long du tronc à la manière de ces voleurs que l’on voit dans les films et qui se déplacent collés au mur, les pieds posés sur une fine margelle, s’aidant des mains, les bras tendus, pour se hisser, se faufiler, le plus discrètement possible, se fondant dans le décor.

Il se dit alors que ce jeu pouvait durer longtemps et qu’il pouvait tourner en rond indéfiniment. C’est à croire qu’en ce jour le pic-vert voulait bien qu’on l’entende, signaler sa presence mais ne voulait pas qu’on l’approche. Pas encore. Il faisait un pas en avant, tendait une main en quelque sorte mais par timidité ou par peur cela s’arrêtait là. Il faudra que je l’apprivoise, se dît l’homme, et qu’il m’apprivoise aussi, qu’il s’habitue à moi. Il faut sans doute qu’il s’habitue à ce nouvel arbre songea-t-il ensuite.

Tandis que son esprit avait pensé cela, il ne s’était pas rendu compte que son corps avait cessé de se mouvoir. Il s’était, peu à peu, accroupi puis assis. Il avait fini par s’adosser à l’arbre, les jambes tendues devant lui. Il ferma les yeux et ne chercha plus à observer son petit percussionniste. Il continua à l’écouter raconter son histoire, paisiblement, toujours caressé par la brise qui n’avait cessé de souffler depuis le matin. Baigné de tout cela, il s’assoupît. L’oiseau chantait encore, à sa manière:

Tac tac tac…tac tac…tac.

 

erwan tout court.